Témoignage de Mary-Noëlle Van Brunt





A la requête de l'émérite et courageuse créatrice de ce site, je viens joindre mon témoignage sur ce lieu d'Aïn-Franin, hors du temps. Cela a été très difficile pour moi, car cette démarche n'est pas un travail nostalgique, plutôt anthropologique, une introspection profonde, un véritable acte de foi.
Née sur cette terre (et prénommée Mary-Noëlle) par les hasards de l'Histoire et la volonté des hommes à vivre, survivre et se dépasser, j'y ai acquis le sens profond de la vie. Ayant là promené mes plus jeunes années, j'en ai retenu une sorte de " substentifique moëlle " : dégager l'essentiel des êtres et des lieux, apprendre de chaque instant , avec foi.
La richesse des êtres est encore plus cinglante, quand, dépouillés de leurs attributs sociaux, ils se révèlent corps et âmes dans les gestes simples de la vie : de l'eau de la terre s'en abreuver et s'immerger, de tant de beauté et de prodigalité s'en nourrir. En fait les sens développent le sens de la vie. Qui n'a pas ouvert héroïquement en deux la gaufrette du quatre heures pour se délecter du chocolat ou de la vanille, puis avaler les deux plaques pailleuses pour ne pas gaspiller ou par sens du devoir. Voilà, tu existe donc par l'essentiel : le plaisir, le reste suit.
Aïn-Franin fut donc la révélation.
L'endroit était extraordinaire, les êtres étaient extraordinaires, les moments de vie le furent donc également, d'une extraordinaire simplicité première.
Toutes ces âmes fortes et laborieuses venaient donner libre cours à la joie-de-vivre partagée.
La nature, avec sa terre qui roule, les cailloux qui déchirent, les rochers qui lacèrent, le soleil qui darde, la pinède engluée n'était pas une beauté surfaite, mais plutôt zingara, avé le chacal le caméléon et la couleuvre, entre pinèdes, champs de blé, méditerranée, avec à " La Mine ", mon terroir, sa source d'eau potable pour la vie, sa source d'eau chaude pour le luxe, au bout de descentes où souvent les genoux saignaient, s'offrait somptueuse, capiteuse, prolixe, abrupte, suave.
J'ai conservé en moi ce goût de l'émerveillement (pour l'authentique) qui régénère.
Ainsi la madeleine de Proust, ne fut qu'une lointaine parente bien pâle et molle. Rien à voir avec ma gaufrette (faut suivre). Car là était l'école des sens qui élève le corps et l'esprit de façon quasi mystique.
En ce lieu sans dogme, ni culte, où les duègnes capitulaient, le corps prenait son sens. Tout était trop.
* Les odeurs pas brassées, toutes mêlées me poursuivaient : résine des pins, âcreté des oursins découpés et gobés, l'anis des verres entrechoqués, senteurs épicées des cuisines: cannelle, muscade, girofle, gnora écrasée, spigol dilué, ail pilé, oignons attendris, cumin, curcuma, grillades, feux de bois des poêlées; parfum des aisselles touffues, poudre de riz des décolletés, brillantine gomina des chevelures domptées.
* Les musiques alternaient: assomante des cigales, effrayante des chacals, captivantes des vois humaines: explosions de rires, murmure des siestes, incongruité des caquètements stridents tragi-comiques des poules pondeuses appelant un doigt expert d'une tantine de garde pour la délivrance de l'œuf du jour, hors normes; et tout cela dans un ballet permanent de plumes de poussière, de mouches, de papillons, de papier tue-mouches, d'étoffes chamarrées ou noires d'Espagne, de lampions tricolores de quatorze juillet, de figues noires éclatées en fleurs sur les murs blancs.
* Les couleurs exultaient, crues, intenses, explosives. Sur tout ce minéral giclait la lumière insoutenable qui éduquait le regard. Entre mes cils, les yeux mi-clos, je traquais les pourpres, les ocres, les violets (mémorable Cap Roux au coucher du soleil), les jaunes cadnium des genêts, le fluo des orangers, le bleu jamais céruléum mais cobalt prusse, outre-mer. Jamais de pastel . Jamais de demi-mesure. Rien que du vif, du mordant, de l'indomptable.
" Gaugin, comme tu aurais aimé cela ". Rien ne me laissait indifférente. J'étais tout à la fois nourrie et affamée, jamais rassasiée. Les couleurs, la peinture et les peintres, j'en deviendrais boulimique. Je ne retrouverai pas même en Polynésie, ni dans les Andes cette palette de couleurs.
Ainsi je venais là, les dimanches et vacances, cheveux nattés et enrubannés, jupe de cotonnade écossaise ou fleurie à picots ou festons, chemises de calicot,

Mary-Noëlle, 2eme descente


maillot de laine tricoté, puis à smocks, entre ma grand-mère grave et ma mère enjouée.


Mary-Noëlle et sa maman


Nous étions accueillies chez Herminie et Camille dont je tiens à honorer l'esprit de famille dans cette tradition des peuples de la méditerranée.
Ils m'ont ainsi communiqué ce sens très fort de la famille, du don de soi, de la convivialité, ce qui était la tradition depuis mon grand-père Alfred Anton. Merci à tous ces êtres généreux, pour les leçons d'amour. Je n'oublierai pas Elvire, mon autre tante de cœur, magnifique de joie de vivre chez qui je passais aussi un été. Ils furent des êtres de lumière. Comme cette lumière du jour, forte et si chaleureuse. Ainsi des anecdotes, s'est toujours dégagé à mes yeux le sens de la vie.
Dans ces années 50, grâce à mon très jeune âge, benjamine (née en 45) j'avais l'extrême avantage, à Aïn-Franin d'infiltrer en toute liberté, discrète, muette, alerte, mais tellement à l'écoute, les trois principaux groupes d'individus de ma " tribu " : ados, adultes, anciens.
Ainsi j'apprenais tant de bonheurs en perspective que j'avais hâte d'avaler les années, pour enfin y accéder. Ils étaient tous sans le savoir, par leurs propos, leurs œillades, leurs trémoussements, leurs chuchotements, leur joie exultante, les messagers de cette caverne d'Ali Baba de plaisirs, qui allait me tomber dessus dès que j'aurai du poil sous les bras et que je ne porterais plus de culottes petit-bâteau.
Tous travailleurs infatigables en semaine, d'une élégance sauvage et typée ici, ils se liaient à la terre à chacun de leur pas, déplaçant des statures imposantes, bien charpentées pour mes tantes Elvire et Herminie, sensuelle souple et piquante pour ma mère Claudine. Elles étaient le moteur des familles, la force tranquille, la beauté adulte.
Elles furent pour moi un modèle, véhiculant une image forte de la femme, s'émancipant, libres dans leur choix de vie, avec des familles à charge, laborieuses mais tellement épanouies et joyeuses. Ici, loin de la ville, leur sensualité s'exprimait en petite robe de cotonnade lâchement boutonnée, en chaussures décolletées à semelle compensée, en maillot gainant baleiné et coqué façon hollywood, ou en bikini à fleurs révélateur, les chevelures ondulaient, les mains volaient, les gorges se déployaient, la sueur trouvait son chemin dans la petite rigole au milieu du cou, les têtes se renversaient sous le choc des rires.
A Aïn-Franin, elles racontaient le dernier film de Charlie Chaplin, Herminie chantonnait " deux petits chaussons de satin blanc, sur le cœur d'un clown dansaient gaiement… ".


Limelight avec Charles Chaplin


Ma mère avait divorcée du nouveau monde, trop attachée à sa terre d'origine, chantait Sarah Vaughan, Rita Myrial, Amalia Rodriguez, Piaf et Mouloudji…


montage avec Sarah Vaughan
en arrière plan dernier noël à Oran avec
maman, Herminie et la petite Monique, Monique et Roger


Et je prenais les amandes fraîches dans le panier rempli de Camille, l'homme des lieux, discret, affairé hors du gynécée, ou cuisinier talentueux des grandes poêlées et tablées, léger, alerte, le pas pressé à la manière andine, comme pour doubler le temps du dimanche. Cet homme là très particulier, si exceptionnel, fut l'image de l'homme tranquille, fort et libre et n'y dérogea jamais.
Les seniors, que des veuves, dans leurs éternels habits noirs dignes et dévouées : Antonia, Carmen, et Salvadora, n'évoquaient jamais les douleurs des blessures, il y avait une pudeur de rigueur. Elles plumaient les volailles, j'assistais au rituel, un rien écoeurée, mais consciente de la valeur de leur savoir : c'était des magiciennes en cuisine, elles m'en ont d'ailleurs transmis le savoir. L'après-midi, dans les chaises longues, en écossant les petits pois ou crochetant des dentelles écrues, elles surveillaient les allées et venues de tout ce qui portait jupon. Nous savions contourner la maison pour y échapper.
Elles furent des modèles de stabilité, de courage, de dévouement, tenant leur place au sein du groupe, pour elles la famille était toute leur vie. Une leçon que je n'ai pas oublié.
Un dimanche…
…Il avait plu et au retour du soleil, voilà tout ce joyeux gynécée et Rocco, le chien croqueur de cailloux, partis chercher les escargots, caracoles, il y en avait beaucoup, et nous avions abouti, pour moi, assez loins de la mine, dans un endroit qui me parut totalement irréel : la source d'eau chaude. Furent lestement déposés sur les herbes rabougries, jerseys de coton, nylons transparents, semelles de cordes, chapeaux de paille et bien sûr les capacets et leur chargement en fuite. En chantant on s'immergea dans ce trou sombre, dans une eau chaude et pétillante. Quelle émotion ! il n'y avait rien autour. C'était là l'origine du monde, le ventre de la terre et le sel et le soufre ! Je connus l'extase matérielle.


Illustrations réalisées par l'auteur ©


Là, c'est là que l'autre a dû dire à Saint Exupéry " dessine-moi un mouton ". En cet instant, je fus le premier être sur terre, dépouillée d'étiquette, de culture, l'instant était hors du temps, j'étais libre et je volais. J'étais enfant de l'univers, juste là pour aimer, en parfaite osmose avec cette eau, ce sable, ce ciel, avec vertige. Dans toute l'innocence de l'enfance. J'étais sur la planète bleue, et maintenant il fallait courir vite, le long du ruissellement de l'eau, jusqu'à la plage vierge en crontrebas. Merveilleux. Fantastique… mais bon il faut bien porter le panier de caracoles. Pour les faire en frita. La réalité a aussi ses heureuses contingences.
Je gardais aussi une sorte de dévotion envers la nature, consciente du pouvoir de cette dernière à guider l'être humain, à le ressourcer et le régénérer.
… Les ados, dont ma cousine Monique et Jean Claude, mon cousin, battaient avec leur clan la campagne ; les jupons amidonnés virevoltaient, se prenaient dans les rayons des vélos. Ils confectionnaient des filets de volley ball en bouts de ficelle sur l'esplanade, que nous (avec Marc et Maryvonne) traversions avec nos capes de princesse en couvre-lits, balayant ainsi toute la poussière. Nous avions décalqué sur du papier hygiénique translucide les bouche à bouche glacés des romans photos des grandes pour aller méditer dans la pinède, sur le pourquoi de ces bouche à bouche, tenant là la preuve qu'il se passait bien des choses chez les grands, que l'on nous cachait.
… Monique, ma cousine, me prenait sur le porte bagage de son vélo, courageuse elle pédalait sur toute la côte, jusque chez Larbib, détenteur de fruits et légumes, et d'une autre beauté.
Cet endroit unique était noyé dans la verdure, frais à l'ombre des eucalyptus et des palmiers, des groupes de garçons bruyants se suspendaient aux basses palmes et s'élançaient jusqu'au dessus d'un bassin ( j'avais gardé le souvenir d'un bassin rond : erreur) où d'énormes poissons rouges s'enfuyaient, effrayés par tant d'agitation. Dans la fraîcheur de cet endroit s'épanouissaient les enfants de l'autre tribu. Nous étions tous des enfants rieurs, une petite fille, au milieu de ces garçons, dans sa jupe de satin rose avec une immense natte lacée de soie plongea son regard dans le mien, virevolta et m'invita tout en riant à une danse, face à face, à pas chassés, pas croisés à l'unisson.


Illustrations réalisées par l'auteur ©


Nous avions en nous cette même joie intense, cette même expression de la vie. Loin des tumultes des hommes. Les enfants se reconnaissent.
On reprit le vélo, le panier chargé de légumes, et ma cousine me tendit un fruit extraordinaire, une grenade ouverte. Je m'en délectais sur le chemin du retour, grain à grain, bouleversée par tant de beauté suave, émerveillée par le rouge subtil et flambant et l'immatérialité de la chair douce, âpre, liquide.
La nature ici, dans ses plus petits détails, n'était pas une beauté baclée.


Illustrations réalisées par l'auteur ©


… Dans la chambre, après la sieste et maints rires et murmures des femmes, j'investissais enfin seule, ce temple sacré et secret de la féminité, la coiffeuse, miroir, flacons, tiroirs. Bravant l'interdit, j'eus à portée de main dans ce moment d'exaltation, cet objet immatériel, présent mais presque absent à force de légèreté, d'un rose plus tendre que la rose, obsédant : la houppette de cygne. Je m'en saisis et me projetais alors beaucoup plus nuage de poudre de riz blanchâtre, plâtreuse, crissante et insipide.


Illustrations réalisées par l'auteur ©


Bien sûr je fus ainsi trahie. J'avais voulu m'approprier un peu de la magie des femmes pour être intronisée mais ce n'était pas encore le moment. Il fallait attendre. Je compris aussi qu'il fallait se défier des aspects prometteurs, joie et bonheur, comme l'amapoamapolaaamapolala, le temps les rend éphémères. Jeu éternel du visible et de l'invisible, ainsi se définit l'histoire des êtres et des lieux. Les contes de fées sont des manifestations immondes.
Plus tard à l'ombre des pins, de mes lectures je soupirai pour Heathcliff, Tristan ou Paul, quand les cousins se faisaient rares.
Je pus observer l'évolution du jeune mâle de la famille : Jean-Claude. Ce n'était plus le gamin gouailleur, farceur, roi du harpon, il devint un très beau jeune romantique. Il écouta Gainsbourg.


Montages réalisés par l'auteur ©


Ma cousine qu'Oran surnommait Sissi, explosait de sa pulpeuse beauté.
L'enfance était révolue. Je vins moins souvent à Aïn-Franin, pour Canastel, plus édulcorée, pour des weeks-ends studieux de lycéenne. La magie fit place à la réalité, mais demeura en moi.
Comme l'écrivit plus tard Jacques Fieschi "L'homme à la mer " : " comme un cheval de manège, sans cesse je reviens à toi ", ma terre d'origine ! Je fus femme à la mer, née de toi et tu vis en moi.
Aïn-Franin, de cette origine de mon temps, de cette extase, ta douce violence ayant aiguisé ma sensibilité, je te dois d'avoir vécu tous lieux et circonstances avec intensité; recherche dans la quintessence des êtres quand, dépouillés de leurs artifices ils deviennent vrais, humbles et donc aimables, émerveillement des moments simples et naturels, sens de l'humour avec un goût avoué de la dérision car consciente du relatif.
Avec mon époux, d'autres cultures nous ont éduqués et réchauffés de leur convivialité et de leurs différences.
Aïn-Franin, ma belle, ma source, par toi je sais que le bonheur est dans l'instant présent, la vie de l'homme n'est pas une projection linéaire vers le futur. Elle est dans l'instant. C'est le merveilleux de l'enfance sauvegardée. C'est peut être le trésor secret des adultes qui savent.
La musique, les chants des hommes, sont des langages de paix, alors que montent au-delà des pinèdes, champs de blé, sources et des mers, des chants de joie, voix gutturales et cristallines confondues.



Et aujourd'hui entre garrigue et ciel pastel, les caracoles sont à la sussarelle y la vida esta como el candor de l'amapola !!!



Mary-Noëlle VAN-BRUNT, Avril 2005
Propriètaire et réalisatrice des dessins et des montages de son témoignage